Le pluralisme et la pandémie

Réflexions sur la pandémie d’une enseignante et mère en Bosnie-Herzégovine


Date de parution: juin 2020

Author: Bojana Dujkovic Blagojevic

Biography

Bojana Dujkovic Blagojevic

Bojana Dujkovic Blagojevic, de la Bosnie-Herzégovine, possède une vaste expérience en éducation à titre d’enseignante et formatrice d’enseignants. Elle représente l’équipe ‘Apprendre l’histoire qui ne fait pas encore partie de l’histoire’ des Balkans, lauréate du Prix mondial du pluralisme 2019. Ce réseau d’historiens et d’enseignants d’histoire travaille depuis plus de 16 ans pour élaborer une façon responsable et impartiale d’enseigner l’histoire des récentes guerres en ex-Yougoslavie. Regardez la vidéo.

Quand le carrousel a cessé de tourner

Quand je pense au temps d’avant la pandémie, je m’imagine un carrousel. Le petit, celui qui fait partie de tous les terrains de jeu, qui tourne alors qu’on le pousse avec une jambe. Il peut aller très vite selon la force à laquelle on le pousse. Quand on arrête de pousser, il finit par arrêter de tourner.

Avant la propagation du virus, nous faisions tout dans la vie à un rythme effréné. Nous avions toujours un déplacement nécessaire de plus à faire, une réunion importante de plus à laquelle assister, et peu de temps à passer avec nos parents ou nos amis. Nous n’avions pas le temps d’être seuls avec nous-mêmes ou nous évitions complètement de l’être. Puis, l’impensable s’est produit – tout s’est arrêté. Les déplacements, les vols, le travail et finalement, nous, lorsque nous avons été contraints de rester à la maison. Du jour au lendemain, le monde a changé alors les gens ont déplacé leurs emplois chez eux, que les réunions se sont déplacées en ligne, et que les écoles et garderies ont fermé. Le carrousel a cessé de tourner.

 

La pandémie a ouvert la « boîte noire » de la classe

Alors que nous avons dû nous ajuster à de nombreuses nouvelles façons de vivre durant la pandémie, l’éducation et la scolarisation ont peut-être été les tâches la plus intéressantes – et par moments difficiles – de toutes. Je pense souvent à la classe comme une sorte de « boîte noire ». Ce qui s’y produit reste habituellement entre l’enseignant et ses étudiants. La classe est un lieu d’apprentissage où l’on apprend de nos erreurs et de nos nouvelles tentatives avec la participation de toute la classe. Il y a du rire, de la joie, de la tristesse et de l’amour. Parfois, il y a des injustices, mais tout cela tombe dans la catégorie de « l’école de la vie ».

Les leçons progressent avec la participation des étudiants, sous forme de dialogue et non de monologue. En fait, l’école se compose de tellement plus que des cours magistraux et des examens. Une part importante de l’apprentissage, particulièrement chez les plus jeunes, se fait à travers le jeu avec les pairs. Vous ne pouvez pas rester assis dans l’environnement protégé de votre maison et apprendre comment vous défendre contre un intimidateur ni comment aider un ami. Ces aptitudes s’enseignent en communauté, avec vos pairs. Le coronavirus a supprimé tout cela de l’expérience d’apprentissage.

Dans mon pays, la Bosnie-Herzégovine, les autorités scolaires ont tenté de compenser la perturbation de l’apprentissage de différentes manières. Des cours ont été organisés par conférence à la télévision, en ligne ou avec des applications comme Viber et WhatsApp, et même par messagerie texte. Plusieurs enseignants n’ont pas attendu de recevoir des instructions officielles, suivant plutôt leur instinct pour faire leur possible afin de soutenir leurs étudiants. Ils ont communiqué avec eux et tenté de maintenir une normalité apparente. Alors que l’éducation s’est déplacée en ligne, les foyers sont devenus les nouvelles classes. Par conséquent, plusieurs parents sont devenus hyper conscients de ce qui se produit entre les enseignants et les étudiants. Le coronavirus a ouvert la « boîte noire ».

Pendant deux décennies en Bosnie-Herzégovine, l’éducation a suscité un débat vigoureux. De quel type d’éducation avons-nous besoin? L’éducation devrait-elle répondre exclusivement aux besoins du marché du travail? Qu’enseignons-nous à nos enfants et quelles connaissances et compétences devraient-ils avoir à la fin de leurs études? Occasionnellement, des personnes ont défendu la modernisation de l’éducation et sa migration vers des plateformes numériques – les livres sont démodés, disaient-ils, et nos enfants utiliseront des ordinateurs, donc pourquoi nous entêter à leur enseigner comment avoir une belle calligraphie?

Mais une question est rarement soulevée dans ces débats : qui enseigne à nos enfants et comment? Comment ces enseignants sont-ils, ceux avec qui nos enfants passent une si grande partie de leur journée? Comment travaillent-ils, et dans quelles conditions? Sont-ils satisfaits de leur emploi? L’enseignement se déroulant maintenant à la maison, ces questions ont été mises en évidence.

J’ai été témoin de plusieurs commentaires critiques sur la qualité des initiatives actuelles d’enseignement en ligne. Des erreurs sont faites et les insécurités des enseignants ont été pointées du doigt. Le contenu pédagogique et les enseignants en tant que tels ont fait l’objet d’un examen minutieux du public. Nous avons complètement oublié que la plupart de ces enseignants n’ont jamais été formés pour offrir ce genre d’enseignement.

Je suis sûre que nos enfants ont appris de nombreuses leçons de la vie pendant cette pandémie – particulièrement des leçons sur la responsabilité et sur la façon de se protéger et de protéger les autres. L’apprentissage à distance a fonctionné, avec quelques petites difficultés, et la continuité de l’enseignement a été assurée. Toutefois, je pense que la pandémie nous a tous conscientisés à propos de quelques importants défis que nous devons aborder :

  • Les enseignants ont besoin de soutien et de formation sur la façon d’enseigner en ligne et d’utiliser différents outils pour le faire.

  • Assurer l’accès à Internet et l’apprentissage en ligne de tous les étudiants est un défi. Les groupes minoritaires nationaux ne doivent pas être oubliés. Ils ont le droit d’être scolarisés dans leur langue maternelle.

  • Les espaces en ligne peuvent être hostiles et dangereux : le Comité directeur pour les politiques et pratiques éducatives du Conseil de l’Europe a récemment indiqué une hausse de la cyberintimidation et des discours haineux dans les communications et l’apprentissage en ligne pendant la période de l’épidémie de coronavirus. (Réunion plénière extraordinaire en ligne sur la COVID-19, 24 avril 2020).

  • Les enfants doivent être en contact avec d’autres enseignants à part le titulaire de leur classe, dont des pédagogues (des professeurs adjoints et des conseillers pédagogiques) et des psychologues scolaires. Ces professionnels soutiennent les enfants comme les enseignants, les aidant à surmonter un vaste éventail d’enjeux.

Qu’avons-nous appris?

Peut-être pour la première fois, la plupart d’entre nous, parents, avons dû participer sérieusement au processus pédagogique de nos enfants – pour apprendre, clarifier, motiver et punir au besoin (je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dit que la PlayStation serait mise de côté jusqu’à ce que les devoirs soient faits!). C’était difficile à gérer, particulièrement dans les premières semaines – trouver qui a quoi comme devoir, comment les envoyer, par qui, pour quand? Et apprendre les diverses méthodes d’animation sur WhatsApp, Google Classroom ou même par la poste.

Le coronavirus nous a tous fait sortir de notre zone de confort et nous a poussés à apprendre en accéléré. La pandémie m’a appris que l’empathie est la plus importante caractéristique d’un bon enseignement. J’ai entendu parler d’enseignants qui envoyaient les devoirs par messagerie texte aux étudiants qui n’avaient pas d’Internet à la maison; d’une enseignante qui a envoyé des bouquets de fleurs à la porte de ses élèves finissants dont le bal a été annulé; d’un enseignant qui a fixé des rendez-vous Zoom juste pour voir ses étudiants et pour leur permettre de se voir les uns les autres. Une mère m’a dit qu’elle avait pleuré après avoir lu le commentaire d’une enseignante sur le devoir de son fils (l’enseignante lui disait à quel point il avait grandi dans les deux derniers mois), car elle constatait ce dont les enfants avaient été privés pendant cette période.

Nous avons besoin de cette empathie et de cette compréhension à l’égard des enseignants et du rôle qu’ils jouent dans la vie des étudiants. Cette compréhension doit s’étendre au-delà de la pandémie et faire partie des débats sur l’éducation en Bosnie-Herzégovine et au-delà.