Le pluralisme et la pandémie

Le besoin de solidarité mondiale dans la réponse à la pandémie

Une entrevue avec Jean-Marie Guéhenno


Date de parution: juin 2020

Author: Jean-Marie Guéhenno

Biography

Jean-Marie Guéhenno

Jean-Marie Guéhenno est un membre émérite du programme de politique étrangère de la Brookings Institution et membre du Conseil consultatif de haut niveau sur la médiation du secrétaire général de l’ONU. De 2014 à 2017, Guéhenno a été président et PDG de l’International Crisis Group. Il est un spécialiste du maintien de la paix, de la gouvernance mondiale et des menaces à la sécurité transnationale. Il écrit actuellement un livre sur l’individu et le collectif.

Photo: Crisisgroup/Julie David de Lossy
Illustration par Brandon Serbec

Jean-Marie Guéhenno est un membre émérite du programme de politique étrangère de la Brookings Institution et membre du Conseil consultatif de haut niveau sur la médiation du secrétaire général de l’ONU. De 2014 à 2017, Guéhenno a été président et PDG de l’International Crisis Group. Il est un spécialiste du maintien de la paix, de la gouvernance mondiale et des menaces à la sécurité transnationale. Il écrit actuellement un livre sur l’individu et le collectif.

Il a été interviewé par la secrétaire générale du Centre mondial du pluralisme Meredith Preston McGhie le 4 juin 2020.

Dans cette entrevue, Jean-Marie Guéhenno aborde les défis du maintien de la paix pendant la pandémie et l’urgent besoin de résoudre les inégalités et de favoriser la solidarité mondiale.

Le texte suivant est une transcription de l’entrevue mise au point par souci de concision et de clarté.

 

Meredith : Selon vous, quels sont actuellement les défis de la consolidation de la paix, trois mois après le début de la réponse à la pandémie?

Jean-Marie : La COVID-19 affaiblit tout le monde, mais de différentes manières et, évidemment, certains sont plus affectés que d’autres. Cela fait en sorte que les pays se replient davantage sur eux-mêmes. En quelque sorte, cela pourrait être une bonne nouvelle, car si les pays doivent d’abord se concentrer sur leur propre situation, ils pourraient avoir moins d’énergie pour interférer activement dans d’autres situations. Voilà l’interprétation optimiste.

L’interprétation pessimiste est que nous sommes maintenant engagés dans les politiques de pouvoir de la faiblesse, pour ainsi dire. La voie la plus rapide vers la sécurité nationale selon certains est de penser qu’en affaiblissant nos adversaires, ce sera beaucoup plus simple de nous renforcer nous-mêmes. Cette pandémie fera en sorte que les pays les plus faibles s’affaibliront davantage, et il y a un risque que d’autres pays voient cela comme une occasion. Les pays les plus faibles seront encore plus exposés, donc le besoin de les aider est d’une importance cruciale.

Ce repli sur soi affecte également des acteurs qui pourraient jouer un rôle positif, comme l’Union européenne. Avec la COVID-19, il y a un intense débat en Europe sur la façon de sauver l’Europe avant tout. Cela a du sens et pourrait entraîner certains changements significatifs à long terme, comme une Europe plus intégrée. Toutefois, à court terme, ce repli sur soi pourrait entraîner une diminution de l’engagement actif envers des parties que vous pourriez aider à parvenir à un accord de paix.

Nous courrons un sérieux risque de voir d’importantes coupures dans les budgets de consolidation de la paix. Pensez aux pays qui consacrent un certain pourcentage de leur PIB à la consolidation de la paix, comme les pays nordiques. Si leur PIB diminue, le montant consacré à l’aide et au développement international diminuera également. Par conséquent, à l’échelle macro, qu’est-ce qui sera fait par les organisations comme la Banque mondiale ou le FMI?

Pensez à toute la campagne de vaccination. Où la polio est-elle encore active? Dans le nord du Nigeria, dans certaines régions du Pakistan et de l’Afghanistan – les régions en conflit. Une pandémie qui attaque les maillons les plus faibles finira par refaire surface. Il y a donc un puissant argument en faveur de la solidarité mondiale. Ça devrait être une priorité, mais ça ne l’est pas. Il y a une certaine tension entre les priorités politiques immédiates visant à se concentrer sur soi-même et les besoins à long terme. Un monde où des États s’effondrent et où existent des lieux non gouvernés est un monde dangereux pour tous.

 

Meredith : Quand vous dites que les pays se replient davantage sur eux-mêmes, avez-vous l’impression que cela empire les tendances autoritaires négatives? Ou ce repli sur soi peut-il entraîner des discussions constructives à propos des inégalités et de la marginalisation mises de l’avant par la pandémie?

Jean-Marie : En société, nous acceptons une part de risque ensemble. Cette pandémie peut entraîner les sociétés dans deux directions opposées. À certains égards, on peut comprendre l’attrait du leader autoritaire, car les gens détestent devoir prendre responsabilité, particulièrement s’il y a des conséquences de vie ou de mort. Donc, il y a un certain attrait à un gouvernement cocon qui vous dit tout ce que vous devez faire, et c’est très dangereux. Les dirigeants autoritaires peuvent en profiter, comme nous l’avons observé en Hongrie et en Égypte.

D’autre part, cette pandémie expose d’énormes inégalités et démontre également que nous sommes tous concernés. Par exemple, si vous êtes riche, vous pouvez vous protéger, mais si vous voulez que votre femme de ménage vienne nettoyer votre salle de bain, vous devez vous assurer qu’elle est en santé. D’un côté, nous sommes tous concernés et cela devrait entraîner un sentiment de solidarité, mais pourtant… permettez-moi de vous donner un exemple. Chaque soir, à 19 h, des gens applaudissent le personnel de la santé. C’est très bien. Cela démontre de l’empathie envers les gens qui prennent des risques pour nous aider. Parallèlement, je suis un peu mal à l’aise de voir toutes ces personnes dehors qui font du jogging ou du vélo gaiement sans prendre de véritables précautions pour éviter d’infecter les autres. Je pense que c’est un peu comme les gens qui applaudissaient les troupes le jour de la Fête nationale en France.

 

Meredith : La solidarité n’est pas ressortie aussi fortement que nous l’aurions espéré. Pensez-vous que nous attendons toujours cette véritable solidarité, celle qui va au-delà des applaudissements depuis nos balcons?

Jean-Marie : J’espère que cette pandémie va lancer une conversation sur la solidarité, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Par exemple, l’appel au cessez-le-feu mondial a reçu une réponse tactique. Je pense que les acteurs se sont penchés sur leur situation locale et se sont demandé : « Un cessez-le-feu serait-il bon pour moi? Ou est-ce le moment pour moi de gagner du terrain plutôt que de penser à long terme de façon stratégique? ». Si les pays faibles s’écroulent, cela affaiblit également les pays riches.

 

Meredith : Une des choses que nous avons remarquées est l’extraordinaire créativité qui ressort de la crise dans plusieurs secteurs, une façon d’imaginer les choses autrement. Avez-vous l’impression que nous avons devant nous une occasion de tenir un autre type de discussion sur l’établissement de la paix et la médiation, et ce, en ce qui concerne comment les processus de paix cherchent à aborder les inégalités horizontales qui ont entraîné le conflit?

Jean-Marie : Dans cette pandémie, les villes sont les portes d’entrée de l’infection, puisque le virus a besoin de proximité physique pour se répandre. Je pense que l’échelle urbaine en tant que cible de l’établissement de la paix pourrait devenir plus importante, car on voit que la solidarité est très évidente dans les villes. Nous dépendons tous de la façon dont les autres vont se comporter dans la ville où nous vivons.

J’ai entendu parler d’arrangements communautaires intéressants pour arrêter l’infection en Afrique. Je pense qu’il y a des points communs entre la façon dont nous pouvons arrêter l’infection et la façon dont nous pouvons arrêter la violence. J’espère que ces initiatives à l’échelle communautaire vont se renforcer avec l’expérience de la COVID.

J’espère également qu’aborder les inégalités prendra de plus en plus d’importance dans les processus d’établissement de la paix. Aujourd’hui, lorsque nous observons les sociétés, nous nous concentrons davantage sur les groupes religieux ou ethniques que sur les conflits de classes. Se concentrer davantage sur la dimension socioéconomique du conflit serait une très bonne chose. L’inégalité est une chose lorsque les gens ont une plus belle maison que vous, mais lorsque l’inégalité signifie que vous avez un plus grand risque de mourir que la personne plus riche que vous, cela revêt une tout autre importance.

 

Meredith : Nous avons vu des choses extraordinaires se produire avec les mouvements sociaux. Je me demande comment augmenter cette solidarité entre les pays. Comment ces mouvements sociaux peuvent-ils engendrer un véritable changement dans un système d’organisations internationales qui semble être figé au sommet?

Jean-Marie : Peut-être que l’héritage de cette période de confinement est que la conversation des acteurs locaux sur Zoom et sur d’autres plateformes en ligne peut être élargie. La connectivité du monde est de plus en plus visuelle. Au lieu d’une conférence à laquelle seules quelques personnes peuvent assister, il peut y avoir de plus grandes réunions publiques qui donnent un aperçu de ce qui se passe dans un pays, et les gens d’un pays peuvent avoir un aperçu de ce qui se passe ailleurs. Cela donne beaucoup de pouvoir. Nous avions besoin d’une façon de mettre ces activistes en relation et maintenant, nous avons les instruments techniques pour le faire. Évidemment, il n’y aura pas 1 000 personnes dans un panel, mais 1 000 personnes peuvent le regarder, et cela est extraordinaire.

 

Meredith : Quelle est votre perspective sur l’enjeu de l’individu et du collectif à l’avenir dans la pandémie? Je sais que c’est un sujet que vous explorez actuellement alors que vous écrivez votre livre.

Jean-Marie : Le concept de l’individu remonte à très loin, certains disent qu’il remonte au christianisme. Dans l’Antiquité, vous vous inscriviez davantage dans un clan et dans une famille, et le christianisme a créé un lien direct entre le divin et l’individu. Ensuite, la laïcité est apparue pendant la Renaissance et le siècle des Lumières. Le concept de l’individu a été une énorme source de pouvoir pour les gens, mais je pense qu’il s’est desséché. Il a été graduellement réduit à un agent économique unidimensionnel qui existe seulement pour maximiser la quête de bonheur, quelle qu’en soit votre définition. Je pense que les individus qui ont cette quête ne peuvent pas être séparés d’un sentiment d’appartenance à une plus vaste communauté. Si vous perdez ce point d’ancrage, vous perdez votre raison d’être. Voilà où nous en sommes maintenant.

Évidemment, il y a des réponses faciles à cela : les nationalistes, les fanatiques religieux. Il y a de nombreuses façons de restaurer un sentiment d’appartenance à une identité collective, mais celles-ci peuvent être dangereuses et rendre l’individu encore plus unidimensionnel. Une idée centrale de mon livre est que nous devons être multidimensionnels et que dans la vie, il y a différents types de succès. Il y a le succès monétaire, la poursuite du savoir, la charité, une diversité de valeurs. Il n’y a pas un type ultime de succès. Une société stable ou ouverte reconnaît qu’il y a différents types de succès. C’est ce qui crée un équilibre dans une société. Voilà pourquoi nous devons nous battre actuellement, pour cette pluralité de valeurs.