Le pluralisme et la pandémie

De la pandémie à l’infodémie : l’urgent besoin d’un paysage médiatique florissant


Date de parution: juin 2020

Author: Antonio Zappulla

Biography

Antonio Zappulla

Antonio Zappulla est PDG de la Thomson Reuters Foundation, la fondation d’entreprise du service de nouvelles et d’informations internationales. À travers les nouvelles, le développement médiatique, l’aide juridique gratuite et des initiatives rassembleuses, la Thomson Reuters Foundation combine ses services uniques pour faire avancer la liberté de presse, sensibiliser aux questions de droits de la personne et favoriser des économies plus inclusives.

Antonio est le fondateur d’Openly, la première plateforme au monde vouée aux reportages justes, exacts et impartiaux sur la communauté LGBT+ et diffusée mondialement sur le réseau Reuters. En 2018, il a été en première position de la liste OUTstanding des dirigeants LGBT+ du secteur tertiaire publiée par le Financial Times. En 2017, il a été nommé Jeune leader européen par les Amis de l’Europe et a reçu le Prix des jeunes Italiens talentueux de la Chambre de commerce italienne en 2016.

Antonio est un ambassadeur de One Young World et un contributeur de l’Agenda du Forum économique mondial. Il siège au conseil d’Open for Business et de l’International News Safety Institute (INSI). Il est membre du comité de direction du Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford.

Avant d’occuper son poste actuel, Antonio a été directeur des communications et chef de l’exploitation auprès de la Thomson Reuters Foundation, ainsi que chef de production chez Bloomberg Television ayant la responsabilité des nouvelles, des émissions factuelles et des documentaires pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, où il a conçu des séries télévisées primées.

Les dangers des théories du complot, de la propagande et de l’extinction des médias mettent les sociétés en danger, mais le pluralisme est toujours le meilleur antidote à la pandémie.

La crise de la COVID-19 est beaucoup plus qu’une urgence sanitaire mondiale. Ce qui a commencé comme une épidémie a entraîné ce que l’Organisation mondiale de la santé qualifie d’infodémie, un assaut d’informations inexactes mettant en danger la réponse mondiale à la crise.

Des allégations voulant que l’ail et l’huile de sésame puissent prévenir la maladie, aux théories selon lesquelles la pandémie a été causée par un programme secret d’armes biologiques de la Chine, les rumeurs, les théories de la conspiration et la désinformation se répandent aussi rapidement que la pandémie. Ce sont des eaux dangereuses et volatiles.

En faisant face à la menace immédiate à la vie et à I ’effondrement économique imminent, le monde se retrouve devant un défi commun. Mais au lieu d’inviter une réponse unie et une pluralité de voix, la conversation en est venue à diviser dangereusement l’opinion. La plus grave crise sanitaire frappant l’humanité récemment a été récupérée par des groupes extrémistes, polarisant les gens dans le monde entier et compromettant l’expression des communautés diversifiées et le respect envers celles-ci.

L’exploitation des crises n’est pas nouvelle à ceux qui souhaitent s’en servir pour leurs propres discours politiques ou idéologiques. Mais ce qui est unique à la COVID-19 est l’impact mondial et l’ampleur même de l’incertitude, du traumatisme, de la méfiance et de la peur. Cela crée un mélange explosif de toxicité : un seul moment dans le temps où – dans le monde entier – les interactions personnelles ont été drastiquement réduites alors que les gens augmentent leur consommation numérique. En résultat, l’intervention d’organisations internationales qui vérifient les faits, les organes médiatiques indépendants et les grandes entreprises technologiques ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan pour contrer l’assaut de désinformation. Une récente étude menée par Avaaz révèle que, par exemple, malgré les tentatives de Facebook pour contrer la désinformation sur le coronavirus, des millions d’utilisateurs accèdent toujours à du contenu nuisible.

Nous n’avons qu’à regarder l’explosion de propagande extrémiste au cours des derniers mois aux États-Unis, en Europe et en Afrique, où des groupes minoritaires ont été utilisés comme boucs émissaires pour expliquer la propagation du virus. Qu’il s’agisse d’allégations des groupes d’extrême droite selon lesquelles les immigrants non blancs répandent le virus, de messages antisémites accusant Bill Gates et George Soros d’avoir organisé le désastre, de théories du complot commanditées par l’État, le nombre d’utilisateurs interagissant avec ce contenu est en hausse.

Selon Moonshot, une nouvelle entreprise technologique qui travaille pour contrer l’extrémisme violent, l’impact de la distanciation sociale découlant de la pandémie a augmenté de 21 % l’interaction en ligne avec du contenu d’extrémisme violent aux États-Unis. Les observateurs nous préviennent que des tenants de la suprématie blanche et des groupes néonazis se servent de la pandémie pour faire du recrutement. Encore plus inquiétant, l’Institute of Strategic Dialogue, un laboratoire d’idées visant à contrer l’extrémisme, révèle que des groupes d’extrême droite aux États-Unis utilisent la pandémie pour lancer des messages d’incitation à la violence extrême, entraînant des incidents tels que l’attaque terroriste planifiée contre un hôpital du Missouri, laquelle a subséquemment été liée à ces messages.

Et cela ne se produit pas uniquement aux États-Unis. Le coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme Gilles de Kerchove souligne que la pandémie alimente la haine contre les juifs, les musulmans et les migrants en raison d’un afflux de fausses nouvelles et d’appels à la mobilisation contre ces groupes minoritaires sur les applications de messagerie et les sites d’extrémistes.

Le pouvoir de la propagande nuisible apparaît également clairement dans la mobilisation du mouvement « anti-vaccin », particulièrement aux États-Unis, mais également en France et en Italie. Ces voix protestent ostensiblement contre les programmes de vaccination obligatoire, mais plus largement contre l’érosion des libertés civiles et le contrôle de l’État qu’ils perçoivent. À un moment où les scientifiques du monde s’efforcent de concevoir un vaccin, une proportion croissante de la population qui refuse de le recevoir – un enjeux créant de plus en plus de discorde sur le plan politique – pourrait sérieusement compromettre les efforts visant à offrir une immunité collective et à juguler la pandémie. L’impact sur la santé mondiale pourrait être catastrophique, comme l’a affirmé l’Organisation mondiale de la santé en 2019 avant que le coronavirus se répande.

Cette accentuation des divisions sociétales affaiblit les défenses du monde contre la pandémie. Une menace mondiale nécessite une réponse mondiale. Mais pour cela, nous avons besoin d’une libre circulation d’informations justes, exactes et impartiales ainsi que de la volonté des gouvernements d’agir à titre de représentants du peuple capables de partager les apprentissages, de collaborer et de communiquer avec les organisations de la société civile et de s’assurer qu’une pluralité de voix soit entendue – allant d’entrepreneurs, aux migrants, aux enseignants et aux minorités religieuses.

Une industrie des médias d’actualité libre et florissante joue un rôle crucial dans l’établissement des bonnes conditions pour que de multiples voix au sein de la société se fassent entendre à l’échelle nationale et locale, et la COVID-19 y porte sérieusement atteinte également.

Le Reuters Institute for the Study of Journalism, fondé par la Thomson Reuters Foundation, prédit que les agences de presse locales seront durement frappées par la pandémie. L’organisation philanthropique Luminate va plus loin. Elle prédit sombrement que l’absence de revenu publicitaire pourrait rapidement entraîner un « événement d’extinction » des médias ayant des répercussions catastrophiques pour ceux qui ont sans doute le plus besoin d’accéder à des informations fiables.

Les plus durement frappés seront inévitablement les pays où les ressources sont les plus rares et où la crise économique est la plus sévère. Des pays d’Afrique du Nord, par exemple, ont vu la suspension de publications due à une incapacité de distribuer des journaux et des magazines pendant le confinement ainsi qu’à des craintes sanitaires quant aux risques associés à la manipulation du journal.

Mais protéger ces sources d’informations cruciales à la communauté locale est essentiel pour représenter une diversité de voix, donner du pouvoir aux groupes minoritaires et abolir les préjugés. Les modèles de gestion des médias traditionnels sont peut-être descendants, mais la confiance envers les grandes chaînes de nouvelles pour diffuser l’information en temps de crise demeure forte, comme le rapporte le Baromètre de confiance Edelman sur la COVID-19.

Voilà pourquoi protéger l’avenir du journalisme est central au travail de la Thomson Reuters Foundation – et plus récemment – à sa réponse à la pandémie. Notre Centre de nouvelles sur la crise de COVID-19 offre aux journalistes des pays où le virus est susceptible de causer le plus de dommages des compétences de base nécessaire pour faire état de la pandémie et offrir des informations impartiales et cruciales dans une langue que leur communauté comprendra.

Bâtir un écosystème journalistique plus robuste et mieux outillé, où le journalisme indépendant peut contrer la désinformation, est vital à l’émergence de sociétés plus fortes et inclusives dans un monde d’après COVID.