Le pluralisme et la pandémie

COVID-19 : Nous ne reviendrons pas à la normale, car la normale était le problème


Date de parution: juin 2020

Sara Pantuliano

Sara Pantuliano est administratrice générale de l’ODI. Auparavant, elle a été directrice générale, directrice des programmes humanitaires et chef du groupe de politique humanitaire. Sara est membre du Groupe consultatif de haut niveau pour l’investissement humanitaire et du Conseil sur l’avenir du monde en matière de système humanitaire auprès du Forum économique mondial (FEM), éditrice en chef du journal Disasters, vice-présidente du Conseil de l’aide musulmane et membre du conseil d’administration du New Humanitarian (anciennement IRIN News) et de SOS Sahel. Elle a fait partie de nombreux conseils consultatifs, y compris le Centre d’études sur les réfugiés de l’Université d’Oxford et de l’Association de l’ONU du Royaume-Uni.

Par: Sara Pantuliano

Cet article a été publié pour la première fois par odi.org

Les discussions à propos du monde qui découlera de la pandémie de coronavirus vont déjà bon train. Plusieurs commentateurs se demandent si la crise offre l’occasion de remettre le monde sur un chemin plus durable et équitable.

Le rétablissement après la COVID-19 nous offre une occasion de créer un autre type de « normalité » – une normalité qui peut aider à rétablir la confiance envers l’État et réaffirmer des droits économiques et sociaux fondamentaux.

La crise s’apprête à engendrer une perte  , ce qui techniquement, signifierait une récession mondiale touchant à toutes les grandes régions et ayant un impact dévastateur sur les pays les plus pauvres.

Des plans de relance font déjà l’objet de discussions mettant l’accent sur l’impulsion financière nécessaire pour aider les économies à se rétablir. Mais ce qui est essentiel est un changement systémique qui va bien au-delà des instruments financiers pour recalibrer les valeurs sociétales et offrir un fondement plus durable à l’avenir.

Les crises représentent souvent un moment de changement : mon expérience en contextes humanitaires m’indique qu’on ne devrait jamais les percevoir comme des effondrements temporaires, mais plutôt comme des processus de changement créant de nouveaux cadres de représentation et de réglementation sociales.

Des demandes pour un nouvel ordre existaient déjà avant que frappe la pandémie, des gens descendant dans la rue pour manifester contre l’austérité, les inégalités croissantes et l’inaction du gouvernement en matière de changements climatiques. La dévastation socioéconomique que la COVID-19 cause dans le monde entier doit être considérée dans le contexte plus large des effets durables de la crise financière de 2008.

La semaine dernière, dans la Twittersphère, une image a commencé à circuler, montrant un message sur un immeuble résidentiel dans la capitale chilienne de Santiago disant « No volveremos a la normalidad, porque’ la normalidad era el problema » [Nous ne reviendrons pas à la normale, car la normale était le problème]. Les utilisateurs de Twitter ont présumé que le message était en réponse à la pandémie, alors qu’en fait, il a été écrit pendant les manifestations antigouvernementales qui ont ravagé le Chili l’an dernier.

Le président chilien Sebastian Pinera avait utilisé le mot normalité en annonçant sa décision de lever l’état d’urgence. Mais les Chiliens, en colère et frustrés contre l’augmentation du coût de la vie, les bas salaires, de mauvais systèmes de santé publique et d’éducation ainsi qu’une inégalité croissante n’étaient pas préparés à accepter un retour au statu quo ante. C’est cette même colère populaire qui a fait basculer le régime de Bashir et engendré des changements historiques au Soudan l’an dernier.

 

Un retour à une nouvelle normalité

Un retour à la normalité après la crise ne signifie pas une simple restauration de la situation d’avant, mais devrait entraîner l’établissement d’un nouvel ordre qui, selon Mark Fisher (PDF), « permet à ce qui était jadis considéré comme impossible de sembler réalisable ».

Les dernières décennies ont vu l’érosion progressive de droits économiques et sociaux durement acquis, l’approfondissement des inégalités sociales, l’expansion des emplois précaires et la régression de l’État-providence dans un nombre croissant de pays.

Cela s’est accompagné de répercussions négatives sur les droits de la personne, particulièrement les droits des femmes, et du rétrécissement de l’espace démocratique, entraînant dans certains cas la criminalisation de mouvements sociaux et la montée du populisme, du nationalisme et de la xénophobie.

 

Trois domaines critiques pour lesquels il n’existe aucune option à part le changement

Ce changement systémique doit aborder trois défis cruciaux : le changement climatique, l’inégalité rampante et l’érosion des droits de la personne. Étant donné l’état de la planète et les profondes fractures sociétales qui menacent la stabilité du contrat social entre les citoyens et les États, il n’y a d’autres options que le changement.

L’urgence climatique

L’urgence climatique croissante a interpellé de nombreux citoyens préoccupés et engendré des mouvements sociaux de masse exigeant un changement. La crise de la COVID-19 a démontré que des modes de vie plus durables sont possibles.

Les gouvernements et les entreprises seront poussés à trouver des manières de permettre aux gens de changer de façon permanente leur comportement à l’égard du travail et des déplacements, et à considérer les avantages du travail à distance et des réunions virtuelles. De façon plus importante, le rétablissement financier devra être fondé sur une intervention urgente pour réduire les émissions dans les économies riches et assurer une juste transition dans les pays à faible revenu.

L’inégalité

Le rétablissement devra également aborder la profonde inégalité qui ronge de si nombreuses sociétés. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on a constaté une baisse drastique des revenus, une inégalité des richesses et une intervention gouvernementale considérable dans le cadre du rétablissement d’après-guerre.

Quelque chose de similaire sera nécessaire pour restreindre les bénéfices des entreprises et des investissements et protéger les travailleurs et les consommateurs, y compris par l’entremise de réformes du bien-être social et de la taxation progressive. Les gouvernements jouent déjà un rôle beaucoup plus fort pour aider leurs citoyens et leur économie à survivre à cette crise, notamment avec le programme d’intervention d’urgence financière du R.-U. visant à soutenir les emplois, les revenus et les entreprises, et cela devrait être maintenu. De nouvelles idées telles qu’un revenu universel de base devraient être mises à l’essai.

Les droits de la personne

En ce qui concerne une plus robuste intervention étatique, le défi sera d’éviter les restrictions persistantes aux libertés individuelles. Plusieurs craignent que les mesures extraordinaires et les mesures législatives d’urgence mises en place par les gouvernements pour fermer les frontières, faire respecter le confinement et retracer les personnes infectées puissent être un prélude à des régimes plus autocratiques et peu libéraux.

Les défenseurs des droits de la personne ont remis en question la vitesse à laquelle des projets de loi d’urgence ont été adoptés sans contrôle parlementaire et craignent que certaines de ces mesures soient normalisées au fil du temps. Certains craignent que des dictatures soient déjà en train d’émerger, comme en Hongrie.

Même avant que ces mesures draconiennes ont été introduites, des droits fondamentaux de la personne étaient déjà menacés dans près de deux tiers des 113 pays sondés pour l’Indice de primauté du droit 2018, suscitant des préoccupations quant à une montée universelle du nationalisme autoritaire et un retrait des obligations imposées par le droit international.

La régression des droits des femmes est particulièrement préoccupante, qu’il s’agisse de l’augmentation des féminicides, de la violence sexospécifique à caractère politique ou de l’érosion des droits sexuels et reproductifs. Ces protections peuvent seulement être assurées dans le contexte d’un nouveau système international qui remplace l’actuel système multilatéral en crise.

 

La quête d’un nouveau modèle social

Une innovation multilatérale a toujours émergé des crises systémiques. La Première Guerre mondiale a entraîné la création de la Société des Nations et la Deuxième Guerre mondiale, l’établissement de l’ONU, de l’institution de Bretton Woods et de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), lesquels ont pavé la voie à la création de l’UE. Le choc pétrolier de 1973 a engendré la création du G7. Plus récemment, le G20 a été établi après la crise financière de 2008.

Il est trop tôt pour dire quelle forme cette innovation devrait prendre, mais elle devrait refléter la nature différente de la crise de la COVID-19 comparativement aux guerres mondiales ou aux crises financières mondiales. Idéalement, dans un monde interconnecté et après une crise caractérisée par une connexion et une solidarité croissante au sein de la communauté, de nouvelles formes de coopération seront nécessaires pour exploiter l’énergie et l’intelligence d’acteurs non étatiques.

De plusieurs façons, la société civile du monde entier nous montre peut-être déjà à quoi pourrait ressembler un modèle social différent alors que des individus et des communautés s’unissent pour aider les personnes les plus vulnérables de la société.

Des citoyens préoccupés devront s’unir sous forme de mouvements sociaux pour propulser l’élan du changement, comme l’ont fait dans le passé les organisations syndicales, le mouvement des droits civiques et les suffragettes. Il reviendra aux acteurs tels que les laboratoires d’idées et les ONG de se percevoir comme des agents du changement afin de s’accorder aux dynamiques émergentes et de travailler avec les gouvernements et les entreprises pour contribuer à créer une « normalité » plus durable et équitable pour tous.